Sociolinguistique
Urbaine
PRATIQUES ET EXPÉRIENCES DES RAPPEUSES MONTRÉALAISES
Claire Lesacher, docteure en Sciences du Langage sous la direction de Thierry Bulot, Université de Rennes 2
Pratiques et expériences des rappeuses montréalaises : subjectivités, agentivité et rapports de pouvoirs imbriqués..
Mots-clefs : Sociolinguistique urbaine, genre, intersectionnalité des rapports de domination, espace public, plurilinguisme, identités, représentations, pratiques discursives, pratiques artistiques.
Soutenance le 13 octobre 2015
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Notre recherche doctorale interroge les subjectivités, les pratiques et les expériences de rappeuses montréalaises. Ceci en considérant ces pratiques, expériences et subjectivités comme traversées par les rapports sociaux à l’œuvre au Québec et par les normes qu’ils sous-tendent. La première partie de notre thèse consiste en un travail de cadrage et de contextualisation d’une recherche sur le rap montréalais. Il s’agit dans un premier temps d’expliciter notre recours à la notion de « musiques populaires » et notre référence au champ des Popular music studies. Au delà, la notion de glocalisation, pensée par Robertson (Robertson 1995) et réinvestie par des chercheur-e-s spécialisé-e-s sur le rap (Bierbach et Birken-Silverman 2007), nous permet d’envisager l’appropriation locale d’une forme musicale reconnaissable globalement. Enfin, la notion de scène implique une focalisation sur les narrations particulières du local qui peuvent émerger des musiques (Bennett et Peterson 2004 : 7). Croisant ces diverses notions, nous considérons que le rap est à envisager en tant que pratique musicale territorialisée. Nous postulons ainsi que le rap relève d’interactions et d’expériences qui sont ancrées dans la quotidienneté, tout en étant imprégnées du contexte au sein desquelles elles s’actualisent, lequel est traversé par des enjeux économiques, politiques, historiques, sociétaux etc., qui sont notamment palpables au niveau des logiques des médias et des politiques et industrie-s culturel-le-s. A l’aune de ces réflexions d’ouverture, nous engageons un portrait du rap de la ville, de son histoire, de son organisation et des enjeux qui le traversent. Cette présentation interagissant avec le contexte sociétal québécois et montréalais (politique, sociolinguistique, artistique etc.) au sein duquel le rap envisagé se façonne, elle implique une réflexion sur plusieurs enjeux sociétaux et débats publics de l’espace québécois, que représentent notamment les questions migratoires et linguistiques. La question de la segmentation horizontale et verticale du domaine artistique et musical en Occident est ensuite envisagée, avant de nous focaliser sur celle qui s’actualise au sein du rap.
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Notre travail de thèse s’inscrivant dans le champ des Sciences du langage, nos ancrages épistémologiques et théoriques vont notamment croiser perspectives en sociolinguistique critique, qui vise à « relier la description et l’analyse des pratiques langagières spécifiques à des moments historiques et socialement situés » pour « découvrir comment se construisent les différences sociales (…) et les inégalités sociales (…) » (Heller 2003 : 9) et en sociolinguistique urbaine, qui s’intéresse aux corrélations entre la hiérarchisation des langues et des parlures et la hiérarchisation des espaces urbanisés (Bulot, 2007). La sociolinguistique urbaine renvoie à une sociolinguistique des discours, en ce qu’elle permet de saisir les tensions sociales, les faits de ségrégation et la mise en mots des catégories hiérarchisées (Bulot, 2008).
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Au-delà, notre recherche s’inscrit également dans le champ des études sur le genre. Celle-ci se nourrit effectivement des écrits féministes matérialistes qui ont conceptualisé et analysé les rapports sociaux de sexe en tant que rapports sociaux de pouvoir (Christine Delphy (2001), Danièle Kergoat (2012), Nicole-Claude Mathieu (1991) etc.), ainsi qu’aux travaux de Judith Butler (2005 (19992)) sur l’agentivité, concept pour lequel nous nous référons aussi aux réflexions de Sabah Mahomood (Mahmood, 2009 (2005). Sabah Mahmood propose effectivement d’ouvrir la notion de capacité d’agir, pour intégrer également le fait que « les normes ne sont pas seulement renforcées ou subverties, mais elles sont mises en acte, habitées et vécues de différentes façons » (Mahmood, 2009 (2005) : 43). Ainsi, nous nous rapprochons du cadre de pensée défendu par la sociologue matérialiste Stevi Jackson (2001), qui considère que « the material and the social cannot only be understood in terms of social structure. We need also to account for subjectivity and agency (…) [1] » (Jackson, 2001 : 287). Jackson propose effectivement de se saisir des subjectivités et des pratiques qui relèvent des relations sociales et quotidiennes, « sans jamais perdre de vue la structure sociale hiérarchique et les inégalités matérielles qui en découlent » (Vuille et al., 2009 : 4), « car c’est bien le rapport hiérarchique entre « les femmes » et « les hommes » qui garantit les identités et les subjectivités que nous connaissons et vivons aujourd’hui » (Vuille et al., 2009 : 4).
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S’inscrivant à la rencontre des Sciences du langage et des Etudes sur le genre, notre recherche relève aussi d’une perspective qui tient compte de la coproduction des rapports sociaux. Nous proposons donc une lecture critique de l’intersectionnalité pour nous référer particulièrement à la « matrice de la domination » (Collins, 2000), pensée par Patricia Hill Collins. Par ailleurs, puisque nous travaillons en sociolinguistique, nous nous focalisons particulièrement sur les processus de minoration et /ou majoration qui sont produits à l’intersection du genre et du langage.
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Le cadre méthodologique adopté au cours de notre étude se fonde sur l’analyse d’entretiens semi-directifs réalisés avec 21 rappeuses montréalaises. Au cours de ces entretiens, nous sommes notamment revenues sur leurs expériences, leurs pratiques et leurs représentations par rapport à celles-ci. L’analyse du corpus mobilise à la fois une méthodologie d’analyse de contenu thématique et une méthodologie d’analyse du discours. Nous considérons que les rappeuses rencontrées constituent un groupe qui peut exemplifier les tendances palpables dans l’espace montréalais, en ce qu’elles sont toutes situées à une place unique et dynamique au sein d’une « matrice de la domination » (Collins, 2002) structurée par des rapports sociaux de pouvoirs imbriqués. Elles représentent donc un groupe dont les subjectivités sont forcément traversées par les rapports de pouvoir que représentent les rapports sociaux de sexe, mais également de race et de classe, ainsi que les vecteurs de différenciation que représentent notamment le langage, l’ethnicité ou l’âge.
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Outre un travail sur les expériences et représentations des rappeuses quant à leur implication à la scène rap et, partant, une analyse des scènes rap montréalaises du point de vue du genre, l’analyse de notre corpus se concentre en partie sur les choix sociolangagiers des rappeuses rencontrées. Un focus qui nous permet d’envisager ce que ces choix nous disent de la ville de Montréal et de ses espaces, ainsi que de nous saisir des rapports de pouvoirs qui s’y jouent et qui sont produits à l’intersection du langage, de l’ethnicité et du genre. En outre, nous nous attachons particulièrement aux processus de majoration et de minoration qui croisent le genre et le langage, ainsi que les enjeux qui y sont liés en termes de segmentation horizontale et verticale du champ musical. Un travail qui nous conduit également a interrogé les rapports des rappeuses avec les sphères potentiellement porteuses de pouvoir et de visibilité dans l’espace public : les médias dominants et les maisons de productions.
[1] « le matériel et le social ne peut être compris qu’en termes de structure sociale. Nous avons aussi besoin d’expliciter la subjectivité et l’agentivité ». Notre traduction.